Des plantes au parfum, des voyages, des inspirations culinaires ou botaniques
17 Février 2022
une planche botanique du XVII°siècle (1) et une feuille d'herbier du museum d'histoire naturelle (2). Voir en fin de texte les titres des livres dont elles sont extraites
L'Ambassador ronronne devant l'hôtel de Fort Cochin. La voiture ronde et faussement cossue aux allures britanniques appartient à la légende du voyage indien. Une banlieue plus clairsemée apparaît peu à peu puis une campagne gracile et déliée qui met du vert dans le paysage. Une succession de rizières piquées de cocotiers jalonne une route modeste. Reflets mosaïques d'une lumière intense et blanche qui allongent la perspective. Soudain, un mur: une falaise à pic semblant infranchissable arrête la vue et marque l'entrée dans les Ghats. La route NH 49 entame alors une ascension insensée au prix de virages extravagants. Première, deuxième … L'Ambassador rechigne, les bus doublent sans se soucier des voitures qui arrivent en face. En haut de la pente, courte halte pour jouir d'une vue infinie : une plaine nimbée d'une lumière blanche et au loin, dans le flou, la mer Arabique.
Sur le plateau, des collines aux lignes rondes et voluptueuses composent les plus doux des paysages. Les pluies régulières des moussons ont modelé les paysages aux allures de jardins extraordinaires. Tout semble pouvoir pousser : bananiers, manguiers, papayers, arakiers, cardamomes, poivrières... Plus haut encore, tout change avec l'apparition des plantations de thé. Vue onirique et irréelle d’un vert intense et envoûtant. Les buissons rabotés au cordeau par les mains des femmes composent une gigantesque moquette qui aplanit les formes. Comme jetées du ciel, de grosses roches rompent la monotonie de loin en loin, donnant aux plantations des allures de jardins japonais. Depuis le Pothemetu View Point, le spectacle est fascinant. Le regard ne cesse de rebondir sur les pleins et les déliés étalonnant toutes les nuances du vert. De loin en loin, on aperçoit les baraquements passés à la chaux où vivent les forçats du thé. Ici règne l'empire Tata, la famille Parsi de Bombay qui a la mainmise sur le thé de Munnar. Il donne un breuvage noir et modeste qui trouve son salut dans l'addition de lait.
Quelques kilomètres avant d'atteindre Munnar, nous nous arrêtons à Putullisasal dans la Guderme Estate Factory qui cultive un peu de thé, de la cardamome et du poivre. L'altitude est confortable, 800 mètres. Un terroir exceptionnel, c'est ici que les médecins ayurvédiques officiant dans les palaces de la côte viennent faire provision de la précieuse épice. Sathish Kumar, le propriétaire de la propriété nous enseigne les premiers rudiments de la culture du poivre. Nous descendons le coteau d'une large vallée à travers la plantation. «Regardez, dit-il en présentant des grappes d'un vert brillant, il est parfaitement mûr. Une des baies est en train de virer vers le rouge, signe de la maturité. C'est du panniyur, une variété qui donne des gros grains et de bons rendements».
Comme de nombreux touristes indiens, nous faisons la pause à Munnar, où une église, une mosquée, un temple hindouiste témoignent de l'œcuménisme et de la tolérance génétique du Kérala. L'altitude qui dépasse les 1500 mètres tisse l'alacrité de l'air et surtout sa fraîcheur. Les habitants de la côte montent d’ailleurs à Munnar avant la mousson quand le thermomètre frise les 40° en plaine. La ville rayée de petites vallées et cernée par la chaîne de Travancore prend alors des airs de villégiature. De nombreux hôtels ont trouvé refuge sur les collines environnantes. Nous passions nos nuits au Saravana Bhavan Hôtel, une construction récente avec, comme souvent en Inde, des chambres propres mais totalement impersonnelles. La surprise ce fut le restaurant, une grande salle carrelée de blanc aussi aguichante qu'une salle d'opération. Quand le plat que nous avions commandé arriva. Surprise ! La sauce qui accompagnait le poulet était simplement sublime. Sur un fond d'épices fusionnel, chaleureux et complexe se détachaient des saveurs de cardamome, de poivre noir et de cannelle. Des saveurs solistes sur un fond symphonique. Un pur bonheur...
- Vous utilisez beaucoup le poivre noir ?
- C'est l’un des éléments de la cuisine du sud de l'Inde mais il n'est pas essentiel. Le chef à la bouille réjouie barrée par une immense moustache nous raconta sa vision de la cuisine. "Chaque jour je prépare des pâtes d'épices à base de curcuma, de coriandre, de graines de moutarde, de cannelle, d'ail séché, de cardamome, de gingembre en poudre, de cumin, de clou de girofle, de cannelle, de piment et toujours de poivre noir. Ces pâtes constituent la base des saveurs, elles se révèlent au contact des oignons revenus dans l'huile de coco puis de la viande, de la volaille ou du poisson. En fin de cuisson, j'ajoute des pincées d'épices qui vont donner la personnalité au plat en pianotant sur des saveurs précises.". Grammaire magique qui repose sur la tradition, l'expérience et le talent. La cuisine indienne n'a pas toujours cette approche tendue. Elle est souvent confusionnelle et magmatique. Seuls les grands cuisiniers savent lui donner du style et du tempérament...
Jusqu'à 1500, les deux épices les plus fortes du répertoire culinaire indien furent le poivre noir, piper nigrum, et le poivre long, piper longum. Les quantités utilisées étaient considérables. Dans «Voyages», relatant son passage en Inde vers 1340, le grand voyageur arabe Ibn Batuta raconte ainsi: "une belle esclave, enveloppée d'une étoffe de soie arrive et fait placer devant le prince les marmites contenant les mets. Elle tient une grande cuillère de cuivre, avec laquelle elle puise une cuillérée de riz qu'elle verse dans un plateau : elle répand par dessus du beurre fondu, y met du poivre confit en grappes, du gingembre vert, des limons confits et des mangues ". L'arrivée de Vasco de Gama sur le sol indien allait changer l'ordre des choses.
Assez singulièrement, la route des épices va dès lors fonctionner dans les deux sens: est-ouest et ouest-est. En débarquant à Guanahani, rebaptisée San Salvador, Christophe Colomb rencontre les indiens Taïnos. Il raconte dans une lettre que les insulaires mangent une nourriture "fortement épicée » élaborée à base d'un légume appelé "aji". C’est la découverte du piment. A l'origine, il passe pour un poivre. Il fut d'ailleurs baptisé poivre espagnol. Son succès fut littéralement fulgurant. Trente ans à peine après l'arrivée de Vasco de Gama en Inde, on cultivait déjà trois variétés de piments aux environs de Goa. Incroyable célérité, alors que la plante n'était pas encore identifiée. La confusion avec le poivre perdurait. On l’appelait aussi poivre de Pernambouc ce qui signe bien la filière portugaise. Les Goannais le nommaient de leur côté gowai mirchi, poivre de Goya. Le piment prit le pouvoir dans les casseroles indiennes en moins d'une génération, rangeant le poivre noir au rayon des épices subalternes. Il reçut le nom de saveur des pauvres car il permettait le relever le goût du dahl et du riz, les deux piliers de l’alimentation du sous continent. Il rejoint également le clan des épices chaudes de la médecine ayurvédique millénaire, à côté de l'ail, du curcuma, du poivre et du gingembre. A l'opposé des épices douces que sont la cannelle, la cardamome, le clou de girofle et la muscade.
A Goa, le piment demeure l'âme de son plat le plus célèbre, le vindaloo que l'on retrouve dans presque tous les restaurants indiens du monde. La recette originale apparaît comme une déformation d'un plat portugais : le vinho d'alhos qui se déforma en "vindaloo". Elle intègre de l'huile de moutarde, de l'ail haché et pilé, du gingembre haché, des graines de coriandre grillées et pilées, des feuilles de curry, des clous de girofle grillés, du poivre noir, des cardamomes, de la cannelle, du vin de palme fermenté, de la pulpe de tamarin... Et bien sûr du piment, beaucoup du piment. Chaude très chaude cuisine... Une recette kéralaise préconise 100 grammes du piment pour un petit poulet de 700 grammes !
Après l’arrivée du piment, le poivre a trouvé une autre place dans les saveurs indiennes du sud. Il n'est plus retenu pour sa puissance mais pour ses parfums boisés qui évoquent l'encens et les agrumes. Il fait ainsi partie intégrante du garam masala, une des bases d'un grand nombre de plats indiens. Il apporte également sa touche à la cuisine chettinad, l'une des plus originale du sous-continent. Venus du Sri Lanka et de Birmanie à la fin du XIXème siècle, les Chettiars ont occupé le Chettinad, une région du sud de l'état du Tamil Nadu. Des influences diverses expliquent sans doute cet héritage gourmand particulièrement riche faisant appel aux lentilles, au curry d'aubergines, au beurre clarifié, aux épices, dont le poivre. L'une des plus célèbres recettes de ce peuple gourmand demeure le chittinad milago kozhi varuval, le poulet au poivre Chettinad. La volaille est désossée, coupée en morceaux puis cuite dans un mélange d'épices bien relevé. Au dernier moment, on ajoute une bonne quantité de poivre fraîchement broyé dans un mortier. Terriblement hot mais irrésistible.
Trois recettes au poivre de Michel
Références des illustrations:
1. Michèle Bilimoff: Histoire des plantes qui ont changé le monde (Albin Michel)
2. L'Herbier du Monde, cinq siècles d'aventures et de passions botaniques au Muséum national d'histoire naturelle (L'iconoclaste/ éditions du Muséum)
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