Des plantes au parfum, des voyages, des inspirations culinaires ou botaniques
15 Février 2022
KERALA 1: La bourse du poivre de Cochin
Cochin février 2003... Au point du jour indien, la lumière paresse. La chaleur et l'humidité la brouillent, une sorte de vapeur enveloppe le jaune de l'aube. Cochin semble hésiter; comme suspendue dans la brume, elle dérive entre le ciel et l'eau. Des îles, des isthmes, des péninsules et une vaste baie dessinent une terre tourmentée et fuyante qui déforme la côte des Malabars. Dès le lever du jour, une noria de bateaux sillonne les eaux. Certains filent vers Fort Cochin, vers la nostalgie des vieux quartiers de la ville. Ruelles étroites, maisons en ruines, ruisseaux crasseux … un charme aussi saisissant qu'indéfinissable tisse pourtant les premières impressions. Fort Cochin raconte dans ses pierres l'histoire de la ville, un savoureux millefeuille d’architecture avec des réminiscences portugaise, hollandaise et anglaise. Les colons portugais ont tiré les premiers avec l'église Saint-François, la plus ancienne de l'Inde. Elle fut construite en 1503 lors de l'expédition Pedro Alvarez Cabral, peut-être pour remercier Dieu : cette année-là, Cabral rentrait à Lisbonne avec plus de 100 tonnes de poivre noir dans les soutes de ses navires.
Passés les terrains vagues où de jeunes écoliers en uniforme jouent au ballon, les chemins de Fort Cochin conduisent à la synagogue et au quartier juif, la Jew Town. Fondé en 1568, le sanctuaire est coloré du bleu des centaines de carreaux de faïence venus de Canton, et qui donnent au lieu une atmosphère irréelle. Une communauté juive réduite à quelques familles vit encore dans la ruelle menant au bâtiment. Il n'y a plus de rabbin, les hommes et des femmes semblent errer dans une ville qu'ils ne reconnaissent plus et qui semble les avoir abandonnés.
Jew Town sent terriblement bon les épices, le gingembre, la cardamome, la cannelle, et surtout le poivre, omniprésent. Au rez-de-chaussée de petites maisons de brique, il s'entasse à même le sol dans la pénombre. Pyramides noires et brillantes avec en contrepoint, une modeste bascule et un commerçant attendant le chaland.
Pepper Stock Exchange, la pancarte s’affiche sur un petit immeuble des années 50. La Bourse du Poivre reflète l'importance du négoce de l'épice reine de Cochin. Les chaussures sont laissées à l'entrée. Au premier étage, une modeste salle aux murs aveugles résonne des cris des marchands. Sur l'un des côtés, des bureaux-alcôves dotés de vieux téléphones à fil pour les appels de négociateurs, mais tout se passe au milieu de la pièce. Une douzaine d'hommes, pantalons beige vieux style et chemise à manches longues, s'interpellent, discutent et se tapent dans la main dans une ambiance assez cool. Ils se parlent en malayâlam, la langue tout en labiales du Kérala. Elle semble rebondir sur les lèvres. «Les ventes se font à terme par lots de 100 kilos de poivre noir» explique en anglais un boursier moustachu. L'acheteur et le vendeur parient sur l'arrivée de la mousson poursuit-il. «Les pluies tropicales peuvent bouleverser le marché et faire flamber les prix». La chaleur monte au sens propre comme au sens figuré. «Je suis négociant en poivre de la troisième génération raconte un petit homme souriant. J'achète pour la Russie, Dubaï et parfois l'Europe». Combien de lots, de tonnes sont-ils négociés chaque jour ? Impossible de le savoir, les traders gardent le secret. Cinq ans plus tard, lors d’une nouvelle virée au sud de l’Inde, il sera trop tard pour l'apprendre. La bourse a disparu. Les affaires du poivre se traitent désormais via internet.
Cochin 2008... Les vieux quartiers, l'ambiance postcoloniale, les parfums des épices, les petits entrepôts de poivre... Tout a changé, Fort Cochin semble avoir perdu son âme. Le tourisme est arrivé et le poivre a changé de main. Venus du nord de l'Inde, les Kashmiris ont pris le pouvoir. Commerçants redoutables, ils ont écarté les Kéralais et ouvert des boutiques d'épices au décor raffiné. Le poivre est devenu un souvenir de Cochin. Souvent mal séché, d'une couleur trop claire, bref de qualité médiocre, il est vendu à prix faramineux. Pour trouver la qualité, il suffit de prendre un rickshaw ou un bateau pour se rendre à Ernakulam, le quartier moderne de Cochin. Autour d'un fabuleux marché tropical, des boutiques somptueuses vendent à tarifs sans concurrence les plus belles épices du monde. Surtout du poivre, noir, brillant, irrésistible. Avec ses larges avenues, ses immeubles flambant neuf, Ernakulam impose une idée indienne de la modernité. Palarivattom, l’un de ses faubourgs, accueille le Spices Board du Kerala, l’administration qui fait la liaison entre les producteurs, les vendeurs et les exportateurs de cardamome, de gingembre, de piment, de carvi, de vanille et de poivre. Mine prospère et jovialité communicative, le directeur du board symbolise la réussite insolente de l'Inde des épices. Il parle chiffres de production, constate l'évolution des prix à la baisse, la concurrence du poivre vietnamien en refusant de confirmer la rumeur. Des bateaux chargés venus d'HO Chi Minh Ville feraient discrètement escale dans les ports du Kerala pour décrocher l'appellation «malabar Pepper». L'homme est carré et va droit au but.
- Le meilleur poivre ?
- Le plus noir et le plus dense, il doit peser de 500 à 550 grammes au litre. Si le Kerala produit des dizaines de variétés de poivre avec des grains de taille différente, la qualité première reste la densité qui concrétise une maturité idéale, un séchage réussi et l'absence de baies creuses et de poussières.
L'homme ne parle ni de terroir, ni de variété botanique. Ce qui compte, c’est la mesure conjuguée d'un volume et d'un poids.
-Le meilleur pour l’exportation est appelé malabar garbled 1.
Réponse nette, carrée mais qui nous paraît singulièrement incomplète. Pourquoi le directeur ne parle-t-il pas du Tellichery Garbled Extra Bold, le plus gros, le plus beau avec des baies qui doivent présenter un diamètre d'au moins 4,25 millimètres ? Mystère. L’Inde a pourtant créé des origines géographiques avec des appellations se doublant de normes de qualité sur la taille des baies, le pourcentage d'impuretés, d'humidité et de baies légères. Le croisement de ces critères donne le Tellichery Garbled Special Extra Bold appellé TGSEB par les marchands et le Malabar Garbled 1, le MG 1.
Une urgence s’impose: rencontrer les producteurs, découvrir les poivrières sur le terrain. Et retrouver les chemins empruntés par Ralph Fitch, gentleman marchand londonien et premier européen à se lancer à l'intérieur du Kérala au XVI °siècle. Il décrivait ainsi le poivre: «parmi les buissons, sans qu'on le cultive, ils vont le récolter. Le buisson ressemble à notre lierre. S'il ne l'enroulait pas autour d'un arbre ou de tout autre tuteur, il tomberait et il pourrirait. Quand ils le récoltent, il est vert puis ils l'étalent au soleil et il devient noir".
Je ne peux pas illustrer ce texte pour l'instant car je dois numériser des diapos.. mais ça va venir
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